Pouvoir de l’illusion – Illusion de pouvoir?

Pouvoir de l’illusion – Illusion de pouvoir?
de Guillaume Evrard
France 2010

Conçu à Chicago, le dispositif Illusio prend sa source dans l’environnement de la capitale du Midwest et sa trame orthogonale caractéristique de l’urbanisme moderne. Entre Lac Michigan et rivière Chicago, le passant s’approprie l’espace de la rue, de l’avenue et du parc. Ou bien serait-ce la silhouette des gratte-ciel et le tracé implacable des îlots qui dictent au passant son comportement et son itinéraire ? Passant, environnement, image, mouvement : le système vidéo interactif Illusio puise ses motifs dans le quotidien, dans notre quotidien.
Passant, passante, personne qui marche à pied. Au milieu de l’agglomération, dans l’obscurité, le passant vient à la rencontre d’Illusio, un autre (type de) passant projeté à travers une structure d’acrylique perforée suspendue. Le visiteur déclenche différentes atmosphères dans lesquelles le personnage virtuel s’épanouit au gré d’une infusion de diverses couleurs. Ce personnage est captif. Du réel au virtuel, la réunion semble limitée, sinon impossible. Pourtant, comme fruit de cette rencontre, il réagit à tout changement de son environnement que le passant provoque en entrant dans son espace clos. Les capteurs infrarouges et ultrasons permettent d’établir un échange. Une fois entré dans le volume inclus dans le système vidéo interactif, le passant devient spectateur puis rapidement acteur d’une relation unique avec Illusio. Comme deux inconnus qui se croisent dans la rue, l’interaction visuelle entre le spectateur et le personnage réveille des souvenirs, des sensations, des pensées et des émotions.

Environnement : ensemble des éléments et des phénomènes physiques. Dans l’environnement urbain, Kevin Lynch attirait déjà notre attention dans les années 1960 sur la nécessité pour notre bien-être de pouvoir lire l’espace urbain depuis notre point de vue quotidien. Pouvoir de l’illusion d’être capable de comprendre un cadre urbain que d’autres ont parcouru, que d’autres ont conçu. Illusion de pouvoir à l’intérieur d’une trame prédéfinie, où les vides et les pleins s’imposent sans pouvoir les éviter, seulement les contourner. Pouvoir de l’illusion d’entrer en contact avec Illusio. Les capteurs infrarouges et ultrasons mettent en communion spectateur et système vidéo. L’illusion de la communication naît de l’intéractivité numérique. Illusion de pouvoir influencer la machine au centre de ses extensions sensorielles. Illusio interroge donc très fortement la relation du spectateur avec son environnement immédiat, et son rapport aux images qui l’entourent et que, parfois, il provoque, intentionnellement ou involontairement. Très proche et distante, la rumeur de la ville, changeante, mouvante, enrobe la rencontre impromptue.

Image : représentation perceptible d’un objet. Dans Illusio, l’image est bien entendu centrale, projetée depuis la colonne informatique au milieu de l’obscurité vers l’écran blanc à travers l’écran plexiglas. L’accumulation d’écrans suggère l’existence bien concrète des verticales des gratte-ciels, tantôt opaques et absorbantes, tantôt brillantes et réfléchissantes. La représentation est-elle identique au réel ou bien une réflexion déformée de la réalité ? La formation même de l’image d’Illusio ajoute la diagonale aux verticales : diagonales divergentes du faisceau lumineux qui perce l’obscurité, diagonale du regard qui scrute le système interactif et suit ses transformations, la même diagonale du passant qui tente de faire sens de son environnement. Dans L’Invention du Quotidien, Michel de Certeau met en évidence l’importance du point de vue du passant dans l’environnement urbain. En particulier, la différence s’affirme entre deux diagonales inversées, sinon opposées : le point de vue depuis la rue, limité, contraint, restreint, qui ne peut apercevoir que péniblement la cime des immeubles, et le point de vue depuis le sommet des gratte-ciels, élargi, ouvert, émancipateur, qui peut balayer d’un regard le paysage urbain et faire sens de son organisation. Ces points de vue impliquent une relation au pouvoir différente en même temps qu’ils entraînent la production d’une image différente d’un environnement physique unique.

Mouvement : déplacement par rapport à un point immobile. Dans la maille des axes urbains, les points fixes sont nombreux. Dans le système vidéo intéractif d’Illusio, les capteurs infrarouges et ultrasons et le dispositif de projection fournissent à leur manière un ensemble de points déterminés que le spectateur doit prendre en considération – ou peut choisir d’ignorer – de telle sorte que le système réagit à ses mouvements. Est-on ici dans la réplication fidèle et parfaite d’un lien de causalité existant réellement dans le quotidien ? Pour revenir à l’analyse que développe de Certeau, le mouvement est pour ainsi dire la force du faible, tout à la fois aveu de faiblesse à l’intérieur des contraintes physiques et symboliques de l’environnement, et reconnaissance d’une force potentielle dans la capacité à s’approprier l’environnement dans des circonstances et à des fins qui n’étaient pas envisagées lors de sa conception. Le positionnement et les déplacements des visiteurs dans l’espace d’exposition influencent le personnage qui répond et réagit à la contrainte de la rencontre. Qui est réellement contraint ? Le personnage assimilé dans le système vidéo ou le spectateur enserré dans le réseau de capteurs ? Passant, environnement, image, mouvement : illusion de pouvoir ou pouvoir de l’illusion ?

Guillaume Evrard | Historien de l’art, Guillaume Evrard a publié plusieurs articles sur les rapports entre arts visuels, architecture, et politique, en particulier dans le contexte des expositions internationales et universelles des XIXe et XXe siècles.